Claude Eveno, L’humeur paysagère (2015)

Vue du parc Monceau

Claude Eveno, L’humeur paysagère, Christian Bourgois Editeur, 2015.

Les livres de jardins que l’on trouve d’ordinaire à l’étal du libraire sont plutôt des « beaux livres » qui mettent en scène des paysages de rêve, des parcs aux futaies somptueuses, des roseraies délicates bordées d’allées impeccables où la vie semble s’écouler comme une évidence, telle l’eau limpide des bassins. Le livre de promenades que nous offre Claude Eveno n’a pas grand-chose à voir avec ces ostentations sur papier glacé car c’est d’abord un livre écrit dans lequel les illustrations – des cartes postales anciennes, des reproductions de toiles et de gravures -, n’ont qu’une fonction de témoignage anecdotique. Aucun programme de visite n’est d’ailleurs établi, et il ne s’agit en rien d’un catalogue : plutôt d’une pérégrination décomplexée menée au fil des jours dans la lumière déclinante d’un passé qui, loin d’appesantir l’expérience émotionnelle avec son fardeau de nostalgie, semble au contraire la stimuler…

Il faut dire le plaisir rare que procure ce livre singulier pour qui aime flâner à l’écart de la foule, en retrait des boulevards et des concentrations de masse. Cette pratique physique et mentale ne requiert aucune disposition particulière si ce n’est qu’elle s’enracine pour Claude Eveno dans la mémoire d’une enfance habitée par le jardin d’une grand-mère en Bretagne et celui d’une arrière-grand-mère à Chartres. L’émotion peut ainsi surgir d’un « dispositif très simple » (p. 20) révélant l’espace du jardin comme « une introduction à l’infini, une véritable machine à voir le paysage » (ib.). Des jardins moghols de Shalimat, au Cachemire, dont l’intimité se manifeste « comme si seule la tradition des jardins d’origine perse et arabe permettait de garder le souci d’un paradis » (p. 39) à l’ancien cimetière de Tokyo où la nature s’invite au cœur de la ville pour entrer en résonance avec « l’étrange façon d’être au monde des Japonais » (p. 45), l’évocation des jardins du bout du monde mêle la sensation synesthésique à une érudition que l’auteur, d’une modestie infinie, ne cesse de mettre à notre portée. Autant qu’un livre de promenades, L’humeur paysagère constitue par là un véritable manuel d’observation incitant à la méditation sur l’art des jardins, du moins ce qu’il en reste au XXIe siècle !

De terrasses en belvédères, d’allées fleuries en boulingrins, les pas de Claude Eveno nous conduisent sur les traces d’illustres jardiniers (notamment Le Nôtre) de Versailles à Bagatelle, de Chantilly à Saint-Germain-en-Laye, d’Ermenonville à la Vallée-aux-Loups. Si ces valeurs sûres du patrimoine ne sont pas là pour éblouir, elles témoignent en revanche de techniques essentielles « accumulées pendant des siècles pour accompagner la vie végétale, d’un simple potager de banlieue jusqu’à la roseraie d’un château » (p. 77). Face à ces promenades mettant en scène une manière sensible de visiter, une sorte d’humanisme paysagique, l’état des lieux des jardins de la couronne parisienne se révèle souvent décevant. Conçu à l’origine comme un espace de convivialité au sein des communes ouvrières, le concept de la cité-jardin (celle par exemple du Moulin Vert de Vitry-sur-Seine où l’acteur Michel Serrault vécut son enfance) n’a pas résisté aux assauts anarchiques d’une urbanisation mal maîtrisée. Les squares de la frange urbaine qui s’étale aux abords du périphérique sont atteints d’une véritable « sinistrose jardinière » (p. 149) dans laquelle il n’est pas difficile de percevoir « un héritage par addition d’engouements d’époque, un entassement chaotique au fil du temps, et pour finir un “bordel” d’architectures et de paysages » (p. 163) atteignant un record de vulgarité.

La faute à qui ? Aux paysagistes ? Aux designers ? Aux bureaucratiques décideurs ? Tandis le « désir du Beau » (p. 175) ne suffit plus aujourd’hui à programmer un jardin, il semble que la complexité croissante des cahiers des charges « limite d’autant la liberté formelle des paysagistes et tend vers une réduction typologique des parcs et jardins à coup d’espaces dédiés et encombrés de mobiliers fabriqués pour une part en série » (ib.). Difficile sans doute de résister à cet air du temps, de même qu’à certains concepts idéologiques et publicitaires, tel celui de la « coulée verte » (p. 82)… Et pourtant, les déambulations paysagères de Claude Eveno ont beau se conclure sur une pudique « titubation dans un paradigme d’incertitudes » (p. 281), cette lecture vivifiante est plutôt de nature à exhorter le rejet de toute fatalité. Oui, une autre manière d’habiter les parcs et d’être au jardin doit s’avérer encore possible ! Pour peu que nous soyons réellement convaincus qu’il faille « sauver la Terre jusqu’au plus petit de ses génomes » (p. 277).