Henri Michaux, En rêvant à partir de peintures énigmatiques [1964]

Henri Michaux

Henri Michaux, En rêvant à partir de peintures énigmatiques, [1964], Fata Morgana, Saint-Clément, 2012.

Je croyais avoir tout lu d’Henri Michaux lorsque j’ai découvert dernièrement ce petit opuscule à la boutique de la collection Magritte des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Que l’on puisse s’adonner à la rêverie en contemplant les peintures de René Magritte, toutes plus intrigantes les unes que les autres, cela n’a rien d’étonnant : c’est même une condition à remplir, sinon la seule échappatoire possible afin de garder un tant soit peu les pieds sur terre et ne pas basculer dans la psychose…

Cela n’étonne pas non plus que l’auteur du Voyage en Grande Carabagne se saisisse de la circonstance comme d’un tremplin pour l’écriture. « Les mots à écrire me furent utiles, indique-t-il dans la préface originale de 1964, ces habituels empêcheurs à me balancer indolemment entre plusieurs impressions indéfinies me remettaient constamment au devoir des correspondances et de ne pas prématurément m’éloigner des réseaux aperçus ».

Ce livre-passerelle est une perle : chaque toile approchée par les mots du poète nous plonge dans un virtuel vertigineux que la 3D est loin d’avoir inventé. Le monde autour de nous se délite, abolit tout repère d’échelle, toute suite logique d’événements. Soudain le jour et la nuit coexistent, un oiseau en plein ciel est traversé de nuages, la lune se suspend aux arbres de la forêt toute proche, et attention : un saxophone prend feu. Ce sont à présent les objets qui regardent ces êtres étranges qu’on appelle les hommes ; comme pour prendre sur eux une petite revanche, réfrigérée et anonyme.

Inutile de chercher l’entrée vu qu’il n’y a plus de cadre au tableau. Et mieux vaut ne s’attendre à rien face à l’avalanche des métamorphoses. « Tableau plein, mais qui se vide, négateur qui pourtant prolonge, traître qui défait ce qu’il apporte, ayant malignement introduit celles-là mêmes qui rendent « absent », les cotonneuses présences des espaces aériens ».

La rêverie ne sera pourtant pas doucereuse car si les rues sont silencieuses autant qu’obscures, on sent que les maisons nous « écoutent » derrière leurs fenêtres closes. Il faut tenter la traversée aux aguets pour croiser ici une scelle de cheval, là un violoncelle ou une rose blanche, des feuilles d’arbres grandes comme des personnes, des cercueils coudés où il sera sans doute plus chic de tenir salon dans l’éternité.

Michaux nous rappelle que la peinture de Magritte ne cesse d’interroger le langage dans sa fonction de représentation (une amphore devient une poutre, un piano un chien) : « Dans une pièce une bottine à orteils roses attend. Une pomme avec importance soutient une table. Un chasseur, tête en bas, est vu par un ramier ». Conjugué au regard de la peinture, l’objet de l’écriture consiste à s’introduire dans l’inconnu pour appréhender quelques secrets de l’univers. De cette expérience singulière restée unique, le poète précise dans sa postface de 1972 : « Ç’avait été comme d’entrer dans l’écriture d’une personne étrangère, là où avec peu de repères et tous du même ordre, et cessant de critiquer aussi bien que d’approuver, on s’abandonne sans résistance à une vie inattendue, dans une altérité qui fond ». Un voyage inouï, comme on en fait peu.