Pierre Gascar, Le présage [1972]
Pierre Gascar, Le Présage [1972], Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 2015.
Qui connaît aujourd’hui le nom de Pierre Gascar ? Cet écrivain prolixe, auteur d’une soixantaine d’ouvrages et lauréat du Prix Goncourt en 1953, eut pourtant son heure de gloire. Certains critiques le considéraient comme l’égal de Camus, Sartre, ou Giono ! Ardent défenseur de la nature à une époque où l’écologie n’avait pas même encore été imaginée, il exerça une influence décisive sur le romancier Michel Tournier, qui ne s’en cachait pas… Inexplicable, le mystérieux oubli a rendu les livres de Pierre Gascar quasi introuvables. L’on ne peut donc que se réjouir de la récente réédition de l’un de ses plus fins ouvrages, Le Présage, aux éditions Gallimard.
Ce livre remarquablement écrit n’est ni un roman d’aventures, ni un récit d’anticipation, mais on le lit dans l’étonnement d’une émotion tout à fait singulière, comme si c’était la première fois que l’on prenait réellement conscience de la gravité des menaces qui pèsent sur le devenir de la planète et des hominidés, comme si la valeur prophétique du texte se trouvait encore augmentée par la rétroaction cognitive que suppose sa découverte au lendemain de la « COP 21 ». Le sujet dont traite Pierre Gascar est à la fois très mince et infini : en parfait citoyen du monde, il parcourt les continents à la recherche des derniers vestiges du milieu aquatique originel que sont les lichens.
Nous ne sommes pas en 2016 mais bien au début des années soixante-dix. Or, le constat de l’écrivain-biologiste (lichénologue) se veut sans appel : « On observe, depuis quelques années, dans les régions boréales, la disparition progressive des lichens. Le même phénomène se produit sans doute en d’autres endroits du globe, voire dans nos pays, mais il y passe inaperçu, car les lichens y sont moins abondants et n’y constituent pas une ressource » (p. 28). La cause de cette disparition n’est autre que le taux de radioactivité résultant des essais nucléaires russes et américains effectués sans relâche depuis la guerre. L’observateur entrevoit « un charnier végétal, une plaie courant tout le long du cercle polaire et qui, plus tard, fermenterait sous la neige, comme la gangrène sous la charpie » (p. 46). Principale nourriture des rennes, le lichen Cladonia forme le revêtement immuable de la terre en Mongolie et dans le Nord de la chine. Il peut vivre jusqu’à 4 000 ans et résister à des températures négatives de 200 degrés Celsius. Ces plantes les plus anciennes du monde deviennent les dénonciatrices de ce qui met pour la première fois en péril l’existence même de la vie.
Le constat de Pierre Gascar n’est nullement marqué de catastrophisme. Son verbe dénonce sans fustiger, s’émeut sans jamais s’emporter… Le flétrissement des lichens dans la lagune vénitienne annonce celle de la cité, de ses places aux maisons bigarrées, de la basilique San Marco immortalisée par les chefs d’œuvre du Titien. Alors qu’ils supportent les températures extrêmes, la raréfaction de l’oxygène et l’absence d’eau, les lichens sont les premiers organismes vivants à disparaître par l’effet de la pollution atmosphérique. Au cœur des déserts, sur les îles les plus éloignées, la ritournelle est toujours la même. La presqu’île de Goudjerat, située dans la mer d’Oman entre l’Inde et le Pakistan oriental, où l’on attendait jadis la manne comme un miracle, n’y échappe pas. Gascar nous rappelle que cette végétation curieuse des régions arides fleurissant après la rosée du matin, tel un « levain du désert » (p. 102), était réputée dans les Écritures pour sa succulence. Il s’agissait en réalité d’un lichen, justement appelé Lecanora esculenta (lichen comestible).
En chine, les lichens dont on compte des milliers d’espèces ont tenu une grande place dans la médecine des signatures, selon laquelle l’analogie entre les formes végétales (fleurs, feuilles, ou racines) et des parties du corps humain contient la promesse d’un remède. L’appellation des lichens décline une litanie d’expressions poétiques souvent motivées par la coloration de leurs thalles disposés en cercles concentriques : teloschites pour « œil d’or », cora pavonia pour « prunelle de paon »… L’écrivain précise d’ailleurs : « Les lichens ont eu leur poète en la personne de Camillo Sbarbaro qui occupe une place très honorable dans l’histoire de la littérature italienne de la première moitié de ce siècle (…) Sbarbaro alliait le sentiment poétique à la connaissance scientifique et faisait des lichens le thème de ses rêveries les plus libres comme de ses traités de botanique les plus rigoureux » (p. 161). Il ne s’agit pas, encore une fois, de céder au « goût nostalgique du passé dans lequel, à toutes les époques, certaines natures, souffrant d’une sorte de frilosité, au contact du présent, ont cherché refuge » (p. 177). L’amoureux de la nature ne fait que s’inquiéter d’une continuité. Face à la révolution technologique, à la rupture des processus économiques et culturels, il apparaît simplement vital « d’éprouver le besoin de vérifier si nous continuons d’habiter la terre, et même si elle existe toujours » (ib.). Sous l’œil aguerri de Pierre Gascar, le précieux lichen « ramène la vie au point d’énigme » (p. 164).